L'oeil et la nuit
L’œil et la Nuit
C’est l’histoire de la rencontre secrète de l’œil et de la nuit, El Ayli wa El Ayni.
Je ne devrais pas en parler. D’ailleurs je n’en sais rien. J’ai dissimulé une fuite impossible dont il ne reste que des bribes de souvenirs.
L’œil de la Vieille
Je suis allé aux portes du désert, sur les pas des voyageurs adoptés, j’ai voulu peindre l’œil doux de la vieille mère qui t’offre tout, le regard que cache le voile froncé, comme un sourcil inquiet, la douceur des chuchotements et des mains qui parlent derrière le pli des voiles froncés. J’ai peint cet œil bienveillant que je n’aurais jamais dû voir. Et les encens ravivent ce déchirement.
Le mauvais œil
L’œil froncé, c’est aussi le souvenir des villageois qui te laissent pas crever par terre. C’est le qu’en dira t’on ? C’est la parole du village : on ne devra plus se voir… Maudire c’est dire du mal, et bénir, dire du bien. Est-ce la superstition ? Non, car les vieilles prédicatrices savent le pouvoir des paroles : le bon œil, c’est l’éloge qui sublime tout simplement un souhait commun. Mais j’aurais dû écouter le vieux marchant, j’aurais pas dû toucher le caméléon en spirale qui me fascinait.
La nuit et l’œil du puits
On est parti chez la grand-mère en 404 pour fuir le regard du village. Au-delà du désert, le matin se dit « Village blanchi » et le soir « Nuit Lavée ». On allait fenêtre ouverte aux vents chauds. Dans le désert la nuit est lumineuse et le jour le vent efface tout. On allait vers l’œil défiguré, c’est le nom d’un puits dans les plaines arides et froncées. On dirait que l’eau et venu là pour l’homme. Le berger portait l’eau à dos d’âne dans une chambre à air. Sa femme me cachait parmi les chèvres pour me sauver des regards, mais j’ai vu son œil se froncer aussi. Les paysans voyaient mon ombre déambuler dans la nuit lactée. La nuit… La nuit…
La Nuit
Je rêvais déjà d’aller encore au-delà du désert, retrouver les rives noires et irriguées que je croyais habitées de masques sacrés aux milles voix des ancêtres. Mais le vent effaçait mes pas à mesure que je descendais. J’y trouverai un jour des regards plissés de vécu, mais c’est la porte d’une épopée que je n’ouvrirai pas cette fois.
De retour au village, la nuit se perce : une lumière transpire comme une lueur fiévreuse : c’est l’œil bleu électronique de la télévision qui monstre et qui démontre en paraboles. La nuit, le poids du silence de l’histoire pas racontée pèse sur le front des enfants endormis. C’est un bruit aux ondes qui croisent celles des prières de l’aube. Un mur de conscience encercle les sédentaires. Il y a des destins qui ne vont jamais se rencontrer ni se croiser. Mais la fraicheur de la nuit lave les déchets consumés des désirs. La nuit, c’est l’ivresse dans la pénombre où on est sans visage, pour échapper aux regards avec la Khaïta et le Bendir.
Le destin
Le jour on joue aux dès, c’est en vain sous le soleil de plomb que les cailloux jetés au hasard calculent le destin. Car seule la Nuit sait résoudre les équations de milles désirs bridés et de silences cachés, dans un rêve de chaos où murit le destin. Le destin (Mektoub) dans le désert, c’est le silence du vent… Faut pas tout dire, tout montrer ou démontrer ! J’ai pas crié sur les toits, nos silhouettes se faisaient juste des signes d’adieux tragiques. Si on ne comprend rien aux paraboles, c’est qu’il vaut mieux laisser souffler l’effacement des vents sur le chaos inaudible, le silence du secret partagé. Mais pas l’oubli : je retiendrais toujours de ce village le partage et ce silence qui recommence. Il faut partir.
Le soleil
Séparés par des murs, des mers, des médias, sous le seul soleil, sous l’œil pharaonique, nous visons un horizon commun. Le soleil, dans un sempiternel adieu bienveillant malgré les murs et les armes, est toujours mourant. Et pourquoi dans le désert on chante la Nuit et l’œil, je ne sais pas. J’y cherchais des fragments d’écritures anciennes, graves et gravées à jamais, sublimant tout symétriquement. Je croyais que les arabesques spirales étaient tristes et mineures, que l’orient n’écrivait les voyelles volatiles que dans les livres sacrés depuis La Sorti Au Jour pharaonique et symétrique, jusqu'à la monocorde et solaire parole d’un rêve commun promis à l’unisson.
La géométrie
Mais j’ai trouvé des gammes majeures aux notes bleues. Les voyelles des vents chantants, le chant des courbes en suspens est laissé aux paroles évanescentes, qui varient selon les lieux, de villages en visages, de puits en regards, de montagne en portes, de déserts en chemins d’eau.
On dirait qu’au début il n’y avait que la terre sèche et que l’eau est venue l’irriguer. S’il faut que les voix à l’unisson se figent dans une promesse commune, c’est parce que la magie des ancêtres et les fantômes existent encore…
Julien Stiegler 31 décembre 2013